Il y a un an et demi, premier jour de son travail de doctorat, Jacqueline prend le bus pour Hönggerberg, traverse le «laboratoire le mieux équipé» de l’EPF de Zurich, s’assied à son poste de travail et n’a tout d’abord aucune idée de la manière dont elle va structurer ses recherches. «Personne ne naît doctorante ou doctorant.» Elle arrange son poste de travail, accroche au mur des cartes postales représentant des pays lointains qu’elle a visités en tant qu’hôtesse de l’air après avoir obtenu son certificat de maturité. Paysages, mer, plongée et randonnée font partie de ses hobbies, pour lesquels elle a désormais moins de temps. A la place, elle se plonge dans les séries sur Netflix le soir, après 9 à 10 heures de travail.
Le processus d’apprentissage
Elle découvre bientôt les planifications mensuelles et hebdomadaires. Elle note ses tâches de manière bien lisible, surligne ses rendez-vous en couleur, passe le tout en revue. «ça me motive d’avoir un mois bien planifié.» S’il y a bien une chose que l’on apprend pendant le doctorat, c’est l’autonomie. Une aptitude que Jacqueline a dû d’abord acquérir, car ses études en sciences naturelles ne l’y ont pas vraiment préparée: «Durant les études, il y a beaucoup de choses qui sont prédéfinies, on ne doit pas planifier soi-même.»
Son prochain défi: la recherche en oncologie. Quelles expériences Jacqueline doit-elle choisir? Où trouve-t-elle les informations dont elle a besoin? Comment continuer si une expérience ne donne pas le résultat souhaité? Elle effectue ses recherches, lit, demande à ses collègues et s’entretient avec sa personne de référence à quelques semaines d’intervalle. Les pauses café avec les autres doctorantes et doctorants s’avèrent pratiques: «Nous parlons de manière ouverte sur ce qui ne fonctionne pas.» Souvent, quelqu’un d’autre a déjà rencontré des problèmes similaires et peut donner des conseils.
Jacqueline apprend beaucoup durant ces premiers 18 mois, pas seulement sur la recherche en oncologie et le travail en équipe, mais aussi sur elle-même. Au début, elle est désespérée lorsqu’une expérience ne se déroule pas comme elle se l’est imaginé. Une situation difficile pour une personne qui se pose des exigences élevées. Avec le temps, elle a néanmoins constaté que «chaque erreur est une chance». Avec le recul, la recherche s’améliore lorsque l’on commet des erreurs, parce que l’effet d’apprentissage est plus grand. Plus facile à dire qu’à faire. Car sur le moment, elle est déçue et ne cache pas ses sentiments. «ça m’aide d’aller courir ou de laisser passer une bonne nuit de sommeil.» Et le jour suivant, le travail reprend.
Jouer des coudes n’est pas son truc
Nous avons rendu visite à Jacqueline au laboratoire de l’EPF de Zurich un matin de novembre. Ses coudes sont couverts de tissu blanc. La doctorante porte une blouse brodée d’atomes et de microbes avec leur nom. Jouer des coudes n’est pas son truc. Elle est bien loin de les utiliser pour déloger les autres: «Je trouve ça vraiment idiot.» Jacqueline préfère donner un coup de main aux autres. Elle souhaite transmettre quelque chose: ses connaissances, ses compétences ou ses expériences.
C’est ce qu’elle fait avec Sabrina, 17 ans. De dix ans plus jeune, celle-ci est en deuxième année d’apprentissage en tant qu’assistante de bio-laboratoire dans le groupe de recherche. La doctorante encadre l’apprentie sur une base volontaire. Exiger une augmentation de salaire? «Honnêtement, je n’y ai pas pensé une seule fois.» Ce matin-là, elles travaillent toutes les deux sur une expérience chimique afin de créer de l’ADN pour le travail de recherche de Jacqueline. Le regard de celle-ci sur sa jeune protégée est amical, ses instructions sont claires. Elle fait preuve d’empathie et rit de ses petites mésaventures au laboratoire.
La recherche en oncologie
Pour son travail de doctorat, Jacqueline produit des protéines – appelées cytokines – qui pourront être utilisées plus tard comme agent thérapeutique. L’idée est simple: les protéines doivent aider le corps à activer le système immunitaire et à combattre les cellules cancéreuses. Un processus normal, que la tumeur interrompt en suggérant au système immunitaire qu’il n’y a plus de cellules cancéreuses. Les protéines sont utilisées pour déclencher un signal d’inflammation dans la tumeur. Le message envoyé au système immunitaire: attention, il y a une inflammation, devient actif et combat la tumeur.
Sur les 50 protéines que Jacqueline a conçues et produites durant les 18 derniers mois, 4 étaient aptes pour un test visant à déterminer si celles-ci pouvaient atteindre la tumeur. Au final, une protéine s’est révélée suffisamment efficace pour que Jacqueline puisse démarrer un test thérapeutique sur une souris. La difficulté réside dans la production de protéines ayant les propriétés nécessaires, «pas juste sur le papier, mais aussi dans la réalité». L’une de ces propriétés est par exemple que la protéine n’agisse que lorsqu’elle a atteint la tumeur et pas avant. De cette façon, on peut éviter des effets secondaires comme la fièvre, la grippe ou un état de choc.
Le destin des autres
Enfant, Jacqueline lisait des livres comme «Feuerhaut» (en français «peau de feu»), dont l’héroïne est une jeune fille qui se brûle au visage lors d’un accident. «Le destin des autres m’a autrefois déjà intéressé.» D’autant plus lorsqu’il y avait un lien avec le thème de la médecine. Jacqueline rêve de devenir médecin, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que sa patience avec les gens «a ses limites». A 20 ans, c’est la recherche qui l’attire. Elle veut comprendre les détails, les mécanismes qui se cachent derrière le système «de la vie». Après avoir obtenu son diplôme de maturité à Wettingen (canton d’Argovie) et un an de voyage dans les airs (en tant qu’hôtesse de l’air chez Swiss), elle choisit de faire ses études en sciences naturelles interdisciplinaires à l’EPF de Zurich. Cinq ans plus tard, elle boucle son master.
Produit et processus
Jacqueline est ambitieuse, elle veut «faire bouger les choses» avec ses travaux de recherche. C’est ce qui la pousse à se diriger vers la recherche appliquée et à s’intéresser à la maladie du cancer. Il y a encore beaucoup à explorer dans ce domaine, l’espoir de pouvoir aider les patientes et les patients est grand. Le revers de la médaille: il y a beaucoup d’argent en jeu, les entreprises et les hautes écoles investissent de gros montants, «beaucoup de groupes de recherche travaillent sur le même thème et se font concurrence».
Parce que Jacqueline conçoit, développe et teste, elle a une vue sur l’entier du processus de développement d’un médicament. «J’apprécie cette diversité. Si je travaillais dans l’industrie, je ne pourrais travailler que sur un seul processus.» L’objectif de son doctorat est de développer des protéines de la meilleure qualité possible. Or il n’y a pas que le produit qui compte: «Le processus d’apprentissage est tout aussi important pour la recherche.» Les résultats sont publiés dans des ouvrages scientifiques, les types de protéines et leurs propriétés présentées, afin que d’autres groupes puissent analyser les résultats et ainsi faire avancer la recherche.
Devenir adulte à son rythme
Alors que Jacqueline étudie, certains de ses amis gagnent de l’argent depuis des années, ne dépendent plus de leurs parents, aménagent leur propre appartement et rêvent de fonder une famille. Pour elle, tout cela viendra plus tard. Et c’est aussi bien comme ça: «J’ai bien profité de devenir adulte à mon rythme», explique la jeune chercheuse de 27 ans. D’une certaine manière, le doctorat peut être symboliquement assimilé à une sorte de maternité. Jacqueline utilise d’ailleurs l’expression «mon bébé» lorsqu’elle parle de ses travaux: on le vit, on en est fier, on en porte la responsabilité. Cela nous demande aussi beaucoup: performance, résistance au stress, travail le week-end – par contre, le congé le dimanche reste sacré pour elle, raconte Jacqueline.
Je vais leur montrer
De retour au laboratoire: 11 autres doctorantes et doctorants travaillent aux côtés de Jacqueline dans le groupe de recherche. Avec 5 femmes et 7 hommes, la part des femmes s’élève à 41,6% et se situe ainsi au-dessus de la moyenne des femmes doctorantes au Département de Chimie et de Sciences biologiques (32.4% (2018), monitoring des genres, EPF de Zurich). Plus l’on monte les échelons de carrière, plus les femmes se font rares. Dans le département, près de 9 professeurs sur 10 sont des hommes (part des femmes: 14.8 %, 2018). «C’est une question de temps», estime Jacqueline, détendue. Elle n’a encore jamais été l’objet de discrimination à l’EPF. «Dans notre groupe, personne n’estime que mes aptitudes sont moindres parce que je suis une femme.»
Peut-être que sa position décontractée à ce sujet vient du fait qu’elle a été confrontée aux stéréotypes durant son enfance. «A l’école, on me disait que les filles étaient bonnes en langues, mais qu’elles ne savaient pas calculer.» Elle a trouvé cette remarque tellement déplacée et irrationnelle qu’elle a voulu montrer à tout le monde le contraire. Aujourd’hui, elle trouve qu’il est important de déconstruire les stéréotypes parce que – dans le pire des cas – ils peuvent décourager des femmes talentueuses à se lancer dans le domaine MINT.
En y réfléchissant une seconde fois, Jacqueline constate tout de même des différences liées au genre à l’EPF: il y a des groupes de recherche qui sont très sexistes à l’égard des femmes, d’autres à l’égard des hommes. Les groupes qui sont très compétitifs sont souvent composés d’hommes uniquement. «Les attentes en matière de performance et la pression du temps sont y très élevées, on y joue des coudes. Les femmes préfèrent rester en dehors.» Jacqueline a deux critères pour le choix des postes de doctorat auxquels elle se porte candidate: l’attrait du thème de recherche et la composition de l’équipe. Des collègues sympathiques et coopératifs sont plus importants que ceux qui jouent des coudes et avancent avec des œillères. «On passe tellement de temps ensemble que cela n’est supportable que si l’on apprécie les gens qui nous entoure», dit-elle avec un sourire.
Du statut d’élève à celui de modèle
Avant de choisir sa filière d’études, Jacqueline ne consulte pas de conseiller en orientation. Elle a d’autres personnes de référence. Ce sont les bénévoles des Olympiades de biologie, de quelques années plus âgés, dont beaucoup étudient les sciences naturelles. C’est là que tout se joue pour Jacqueline: elle absorbe les contenus comme une éponge, reçoit des encouragements. En 2011, elle remporte l’or et part représenter la Suisse aux Olympiades internationales de biologie à Taiwan. Un an plus tard, elle s’engage en tant que bénévole. Elle enseigne, formule des questions d’examen passionnantes, organise des camps et montre aux jeunes à quel point la biologie peut être cool. Depuis 2017, elle est présidente des Olympiades. Il y a sept ans, les organisateurs de l’époque étaient ses modèles: «Ils m’ont donné envie d’étudier les sciences naturelles.» Aujourd’hui, c’est Jacqueline qui sert de modèle.
Pour en savoir plus:
Jacqueline Mock est doctorante au Département de Chimie et de Sciences biologiques à l’EPF de Zurich et effectue ses recherches dans le groupe du professeur Dario Neri. Née en 1992 à Klingnau dans le canton d’Argovie, elle a obtenu son certificat de maturité à Wettingen et étudié les sciences naturelles interdisciplinaires à l’EPF de Zurich entre 2013 et 2018. Depuis 2012, elle s’engage en tant que bénévole aux Olympiades de biologie, dont elle a repris la présidence en 2017. Les Olympiades de biologie rassemblent chaque année près de 1400 jeunes curieux.
Auteure: Mirjam Sager est chargée de communication aux Olympiades de la science.